Le Waterloo des défenseurs de la liberté académique

Nous rentrons en classe, alors que plane l’ombre de récentes violences contre des universitaires féministes, plongeant plusieurs dans la crainte.

Alors que nous rentrons en classe, l’ombre de récentes violences planifiées ou commises contre des universitaires féministes plane, plongeant plusieurs dans la crainte. Cela, dans un silence assourdissant de la part de nos médias pourtant si soucieux de liberté académique.

En janvier dernier, un septuagénaire de Montréal a été envoyé en prison pour avoir fomenté la haine contre les femmes.

Cet antiféministe avait déjà été arrêté en 2009, car il menaçait alors sur le Web de s’en prendre aux commémorations à l’UQAM à l’occasion des 20 ans de l’attentat à l’École polytechnique du 6 décembre 1989, lors duquel un homme avait abattu quatorze femmes. Cet antiféministe animait un site Web célébrant la mémoire du tueur, qu’il qualifiait de martyr (des féministes) et de héros (des antiféministes) qui aurait « redonné de la dignité aux hommes » en tuant quatorze femmes.

Sa récente condamnation avait pour objet des textes qu’il publiait quotidiennement sur un nouveau site Web à l’automne 2019, dans les mois précédant les 30 ans de l’attentat. Il y encourageait les hommes à « polir leur carabine » pour imiter l’attentat de Polytechnique à l’UQAM. Il identifiait par leurs noms des professeures en études féministes de l’UQAM et illustrait ses menaces de photo-montages montrant le tueur de Polytechnique les armes à la main, des femmes ensanglantées ou décapitées à ses pieds.

Aucun éditorial, aucune chronique, aucune lettre ouverte pour dénoncer cette terrible menace ciblant les études féministes.

Devant le juge, il s’est vanté d’être lu par 60 000 « célibataires involontaires », plus connus sous le nom d’« involuntary celibates » ou d’incels, une communauté associée à de nombreux attentats meurtriers depuis quelques années, dont à Toronto en 2018.

Un élément surprenant de cette affaire, c’est qu’elle n’a presque pas été traitée par les médias du Québec qui accordent tant d’importance depuis quelques années à la défense de la liberté académique. En un an d’enquête et de procès, cette affaire n’a fait l’objet que de trois articles dans le Devoir. Pour sa part, le Journal de Montréal lui en a consacré sept, dont l’un qui nous apprenait que l’antiféministe avait lourdement harcelé une de ses voisines.

Mais il n’y a eu aucun éditorial, aucune chronique, aucune lettre ouverte pour dénoncer cette terrible menace ciblant les études féministes.

Waterloo, morne plaine

Le même silence troublant se constate depuis le 28 juin dernier. Ce jour-là, un étudiant de l’Université de Waterloo non inscrit au cours « Philosophie 202 : Enjeux de genre », donné par la spécialiste d’éthique féministe Katy Fulfer, est entré dans la classe pour poignarder la professeure en la renversant au sol, tailladant aussi une étudiante et un étudiant. Les autres ont fui en désordre, certains lançant des chaises vers l’assaillant. La police l’a arrêté peu après, alors que les victimes entraient à l’hôpital (heureusement sans crainte pour leur vie).

La police a précisé que « l’attaque était planifiée, ciblée et motivée par la haine des expressions et des identités de genre ».

Où étaient ces chroniqueur·euses pour qui la liberté d’expression est devenue le fonds de commerce?

Cet attentat exceptionnel est l’expression armée des virulentes campagnes contre l’« idéologie du genre » qui aurait été inventée par les méchantes féministes – en particulier Judith Butler – pour détruire la majorité hétérosexuelle, y compris ses enfants, la famille, les sports, l’éducation, la civilisation, alouette.

Cette histoire de peur sert à justifier les attaques contre les études féministes et sur le genre, attaques menées à la fois par des forces chrétiennes, national-conservatrices et d’extrême droite, des groupes de réflexion (think tanks) réactionnaires, des polémistes hargneux au service de milliardaires propriétaires de médias et des politicien·nes populistes, dont certain·es au pouvoir comme en Floride, en Italie et en Hongrie, qui a banni les études de genre des programmes financés par l’État. (Voir le livre en accès libre Campagnes anti-genre en Europe : des mobilisations contre l’égalité.)

Curieux silence

Des médias au Canada anglais, aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Inde et à Montréal ont traité de l’attentat la journée même ou le jour suivant, mais le Devoir n’a publié son seul article sur le sujet qu’une semaine plus tard, le 4 juillet.

La journaliste Stéphanie Marin y soulignait que, selon le recteur, l’agresseur a « enfoncé son couteau au cœur de la valeur la plus importante des institutions académiques : la liberté académique ».

Depuis, plus rien dans les médias du Québec, pourtant obsédés par l’enjeu de la liberté d’académique. On aurait pu s’attendre à un nouveau déferlement d’éditoriaux, de chroniques et de lettres ouvertes pour dénoncer cette attaque – armée – contre la liberté académique. Où étaient les signataires des centaines de textes publiés depuis quelques années pour la défendre, y compris dans une autre université d’Ontario? Où étaient ces chroniqueur·euses pour qui la liberté d’expression est devenue le fonds de commerce? En vacances? Dans des feux de forêt ? Les deux à la fois?

Doit-on comprendre que la liberté académique n’est pas si intéressante à défendre quand on ne peut pas dénigrer des antiracistes et des féministes?

Pendant ce temps, le cours « Philosophie 202 : Enjeux de genre » a repris à l’Université de Waterloo, grâce aux collègues de la professeure agressée. Son recteur a encore défendu à cette occasion la « liberté d’expression », tout comme son département de philosophie. Par mesure de sécurité, les universités de Waterloo et de Guelph ont annoncé qu’elles n’indiqueraient plus sur leurs sites Web les numéros de classes des cours et les noms des personnes enseignantes.

Pour sa part, l’assaillant est retourné devant le tribunal. Des antiféministes et des néonazis, quant à eux, célébrent sur des sites Web d’incels cet attentat sur un campus.

Des médias du Canada anglais ont couvert toutes ces nouvelles. Pas au Québec.

Les chroniqueur·euses assurant le service minimum pendant l’été au Journal de Montréal et au Devoir se sont contenté·es de nous resservir les mêmes attaques prémâchées contre le « wokisme », mot franglish péjoratif désignant les antiracistes et les féministes, s’inquiétant de leur « violence symbolique ». Et la violence – armée – à Waterloo ? Pas un mot.

Dur retour en classe

L’été est passé. Les vacances aussi. Nous voici de retour sur les campus.

Mais deux mois plus tard, toujours rien à dire, apparemment, de cet attentat au couteau. Quel curieux silence, alors que des collègues s’inquiètent d’enseigner des cours sur le féminisme ou le genre.

Doit-on comprendre que la liberté académique n’est pas si intéressante à défendre quand on ne peut pas dénigrer des antiracistes et des féministes?

Or, les études féministes et sur le genre représentent un élargissement formidable de la liberté académique en enseignement, en recherche et en création. Elles posent de nouvelles questions et apportent de nouvelles réponses qui permettent de mieux saisir la réalité. Elles ont élargi les horizons de vieilles disciplines avec leurs perspectives théoriques, conceptuelles et méthodologiques. Ces savoirs percolent hors des campus, jusque dans nos vies « privées ».

Cela ne plait pas à tous.

De distingués collègues tordent la réalité et piétinent l’histoire pour comparer les féministes – sans rire – aux totalitarismes stalinien ou maoïste, responsables de millions de morts. Mais qu’on essaie de réellement mettre à mort une professeure féministe en classe, et voilà qu’il n’y aurait rien à dire, à dénoncer, à défendre. S’il n’y a pas d’antiracistes ou de féministes à dénigrer, qu’importe la liberté académique.

Et tant pis pour cette professeure féministe, si on la poignarde en classe pour tenter d’à jamais la faire taire…

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